Analyse de discours: Modèle d'examen de fin de semestre S6/réponse

 Voici l'incipit de "Madame Bovary" de Gustave Flaubert :






Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra, suivi d'un « nouveau » habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.

Le Proviseur nous fit signe de nous asseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études :

— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande ; il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont satisfaisants, il passera dans les grands, où l'appelle son âge.

Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine, le nouveau était un garçon de la campagne, d'une quinzaine d'années, et plus haut de taille que nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassé. Quoique ses épaules fussent larges, ses habits courts laissaient voir aux poignets des manchettes rouges, effilochées. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaune très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.

On commença la récitation. Il écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les jambes ni s'accouder sur la table. À deux heures, le principal fit sa visite. Il fallut se mettre en rang pour l'entendre ; il lui dit son nom, en même temps que ses classes, et il répondit d'une voix balbutiante, d'un ton si bas qu'on l'entendit à peine. En conséquence de quoi il dut recommencer.

Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857)

Analyse détaillée:

Introduction

L'approche de l'analyse du discours développée par Oswald Ducrot met en avant l'idée de polyphonie et d'hétérogénéité énonciative, soulignant la présence de multiples voix et perspectives au sein d'un même texte. Dans l'incipit de "Madame Bovary" de Gustave Flaubert, cette hétérogénéité énonciative se manifeste à travers différents types de discours, des marqueurs de subjectivité (déixtiques et embrayeurs), ainsi que l'usage de la polyphonie. Cette analyse vise à identifier et à explorer ces éléments en appliquant les concepts de Ducrot.

Développement

Types de Discours

  1. Discours Narratif :

    • L'incipit commence par un discours narratif où le narrateur collectif (les élèves) décrit la scène de l'arrivée du nouveau : "Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra...".
    • Ce type de discours sert à situer l'action dans le temps et l'espace, à introduire les personnages et à créer un cadre pour les événements qui vont suivre.
  2. Discours Rapporté :

    • Le discours du Proviseur est rapporté indirectement : "Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande...".
    • Ce discours rapporté permet d'intégrer la voix du Proviseur dans le récit tout en maintenant une certaine distance narrative. Il souligne l'autorité et le formalisme de la scène.
  3. Description :

    • Le narrateur fournit une description détaillée de Charles Bovary : "Le nouveau était un garçon de la campagne, d'une quinzaine d'années...".
    • Cette description permet de caractériser Charles et de montrer la perception des autres élèves à son égard. Les détails vestimentaires et physiques contribuent à créer une image vivante et réaliste du personnage.

Analyse des Déictiques et des Embrayeurs

  1. Déictiques de Personne :

    • "Nous étions à l'Étude..." : Le pronom "nous" inclut le narrateur et les autres élèves, créant une perspective collective.
    • "Le Proviseur nous fit signe..." : Le pronom "nous" est à nouveau utilisé pour désigner le groupe d'élèves, soulignant leur unité face à l'autorité.
  2. Déictiques de Temps :

    • "quand le Proviseur entra" : Le mot "quand" situe l'action dans le temps de manière précise.
    • "À deux heures, le principal fit sa visite" : La mention de l'heure ajoute une précision temporelle qui ancre la scène dans un moment spécifique de la journée scolaire.
  3. Déictiques de Lieu :

    • "Nous étions à l'Étude" : Le lieu est spécifié dès le début, situant les personnages dans un cadre précis (l'Étude).
    • "Resté dans l'angle, derrière la porte" : Les déictiques de lieu précisent la position de Charles dans la salle, accentuant son isolement.
  4. Embrayeurs de Subjectivité :

    • "si bien qu'on l'apercevait à peine" : L'emploi de "on" générique renforce l'idée de perception collective et anonyme.
    • "comme surpris dans son travail" : L'expression "comme surpris" introduit une interprétation subjective de la réaction des élèves.

Interprétation

  1. Polyphonie et Perspectives Multiples :

    • L'utilisation de différents types de discours et de déictiques permet de superposer plusieurs perspectives au sein du même passage. La voix collective des élèves se distingue de celle du Proviseur, et la description de Charles ajoute une perspective externe et critique.
    • Cette polyphonie enrichit le récit en montrant comment les personnages perçoivent et interprètent la même situation différemment.
  2. Responsabilité Énonciative :

    • Le narrateur collectif prend en charge la description et l'interprétation de la scène, ce qui implique une responsabilité partagée dans la perception de Charles. Le discours rapporté du Proviseur, en revanche, marque une responsabilité distincte et institutionnelle.
    • Les déictiques et embrayeurs soulignent les points de vue des différents acteurs, créant une complexité énonciative qui reflète les dynamiques sociales et hiérarchiques présentes dans la scène.
  3. Effet sur le Lecteur :

    • La combinaison de ces éléments crée une scène vivante et réaliste, permettant au lecteur de se situer dans l'action et de ressentir les tensions et les jugements implicites. La polyphonie et l'hétérogénéité énonciative ajoutent une profondeur narrative qui capte l'attention et suscite la réflexion sur les thèmes de l'autorité, de l'isolement et de la perception sociale.

Conclusion

L'incipit de "Madame Bovary" de Gustave Flaubert illustre parfaitement l'hétérogénéité énonciative et la polyphonie analysées par Oswald Ducrot. À travers l'usage de différents types de discours, de déictiques et d'embrayeurs, Flaubert crée une scène complexe où se mêlent diverses voix et perspectives. Cette analyse révèle comment ces éléments contribuent à la richesse narrative du texte, en exposant les dynamiques sociales et les jugements implicites qui traversent le récit. L'approche de Ducrot permet ainsi de comprendre en profondeur les stratégies énonciatives utilisées par Flaubert pour engager le lecteur et enrichir son expérience de lecture.

Réalisé par ACHAOUI Houdaifa, professeur au cycle secondaire qualifiant.

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Exposé sur " La pragmatique linguistique" Analyse ses énoncés.

Histoire des Idées et des Arts